Espagne, Navarre et Rioja – L’empire et le goudron
L’Espagne et moi, on s’est tout de suite bien entendu, malgré son relief exigeant au sortir des Pyrénées, et 4 jours d’un brouillard rétrécissant les panoramas de façon comique sans que le soleil ne perce une seule fois.
Peut-être était-ce dû à un début en Communauté autonome de Navarre, pays dont je connaissais bien peu. J’avais en tête le refrain martelé à l’école du titre de « Roi de France et de Navarre », modulé au gré des arrangements de puissants, d’un commerce de jeunes personnes – enfants destinés à la souveraineté, bambins au sang bleu échangés au berceau, alliances dynastiques brassant hématies et idiomes, continuant la lente irrigation, le lent métissage de l’Europe selon les stratégies géo-politiques et religieuses en vigueur. La sublime cinématographie de la Reine Margot par Patrice Chéreau, et le rôle d’endeuillé huguenot au coeur de la tourmente du futur Henri IV. D’effarants cols fraisiers bientôt tout tachés, des giclées d’hémoglobines empourprant l’habit noir et blanc du protestant-Auteuil évoquant la chatoyante province et ses merveilles, qui cherchait à y attirer la Marguerite-Adjani. Ma Navarre était étrange et n’était située nulle part, elle avait l’apparence d’une stricte chemise et l’allure d’une camaraderie, elle abritait le faste d’une province qui pouvait livrer un marmot en guise de royale monnaie d’échange aux Capétiens mais paraissait aussi rustre et austère, la promesse d’une vie douce et ensoleillée, le mystère d’une terre dont on s’arrache, qu’un personnage suspendu avant l’embardée de son destin historique regrette sans qu’on la voit jamais. D’ailleurs, elle se montra peu, parée d’un humide et nébuleux costume.
Peut-être fut-ce dû aussi à ma découverte immédiate des Polvorones, douceurs sablées de Noël, d’amandes et de cannelle, nées en Andalousie, ou bien aux petits villages intacts qui fleurissent au sommet des collines – ce qui en fait beaucoup, avec leurs églises trapues et leurs pierres dorées ; à une rusticité durable de tradition coopérative et artisanale, aujourd’hui enrichie de tourisme, qui semble échapper à la pauvreté de terres qu’a fui le capital et les forces vives une fois épuisées leurs ressources, telles que j’en ai foulées plus loin ; à l’esprit d’indépendance qui règne là et à l’idée d’une tradition forale (fors, fueros) basque quelque peu « libertaire » ; à ce sol caillouteux qui ne se laisse pas piquer de tente facilement et qui, en entrant en La Rioja, est devenu rouge, argileux, viticole, mon seul indice dans les nuages permanents d’un changement géologique qui ne se dévoila dans toute son ampleur que vers 16h, un 14 décembre quand fut atteinte Najera, puis Santo Domingo de la Calzada et qu’apparu un moment le soleil.
L’étourdissante densité des vestiges historiques anciens jusqu’aux plus récents, l’évidente forme de décomposition dans les centres urbains depuis Logrono (capitale de La Rioja), me fit l’effet d’un avant-poste d’enregistrement des métamorphoses de fond du vieux continent, mais toujours sur le même motif, par le même indice sismique : les infrastructures de la mobilité et de la diffusion, ces autoroutes de la guerre, du commerce et de la culture, et ce qui l’en advient après ou comme cause de chaque effondrement des empires coloniaux de l’ancien monde, d’Alexandre jusqu’à Westminster (et Wall-Street !). Depuis mon observatoire privilégié que sont les nacionals, désertes en hiver, de la Navarre, puis de La Rioja et sa pauvreté flagrante, depuis l’acier écaillé à 7 cm du sol de ma patineta tranquileta, j’ai vu avec une clarté inattendue l’avenir de ces luisantes Autopista et Autovia, qu’habillent aujourd’hui les panneaux interdisant l’accès aux piétons, aux deux-roues, aux charrettes et aux tracteurs.
Ce qui va arriver s’annonce magistralement en négatif de la signalisation de ces chaussées : ces routes plaquées par des Etats-Nation alors souverains et bâtisseurs, usant d’une main-d’oeuvre mixte encore caressée par la promesse sécularisée du Progrès et ne voulant pas tout de suite se savoir esclave, épousant la volumétrie gonflante d’un parc automobile se popularisant, se craquèleront, s’interrompront de plus en plus brusquement, s’ensableront, verdiront, feront une épaisseur de plus sur la toute fine couche terrestre inscrite au patrimoine mondial de l’humanité. Rejoignant les viae romaines, les chemins de Reconquista puis de pèlerinages comme ce Camino de Santiago que je côtoie depuis le bitume et la Ruta de la Plata que je m’apprête à longer, objets de nouvelles déambulations mais détenteurs du même code historique à double hélice qui nous structurera tout de même dans un récit multilinéaire, les réseaux routiers des 20e et 21e siècle, dont on dira qu’ils durèrent un siècle et demi, seront bientôt foulés par les piétons, les deux-roues, chevaux chats chiens renards et tracteurs (celui de Quentin peut-être, avec sa machine pailleuse, Java et ses 1000 brebis suivant au pas), des hover boards et des dromadaires, une Papamobile photovoltaïque autopilotée et à l’unique passager Chinois venant de sceller une bulle pontificale reconnaissant la possible mais non encore tangible – nuance infinie et vitale de l’Eglise temporelle – existence des trous de ver, quelques arpenteurs intrigués par le passage répété de l’Histoire, pas comme une tragédie ni comme une farce (comme dirait le barbu slovène), mais comme un ritonello ou la partition d’une variation musicale, dont, espérons-le, la force centripète de la mélodie chantonnée ad libitum ramènera avec élégance le même pouvoir de réinvention (comme dirait le moustachu prussien).
Chose qui se ressent déjà dans le dénuement, la simplicité d’accès, la générosité et la joie du parler des autochtones que j’ai pu découvrir en ce nord de péninsule ibérique – à l’avant-garde, sans doute comme la Grèce, sur la cime de la vague en phase synchronisée d’avénement, déferlement, de reflux, de ce qui vient avant, pendant et après l’époque du profit et de l’aliénation des désirs, de la domestication de toutes les choses, de la science sans conscience (comme dirait l’humaniste français), de la folie des techniques dont on ne peut ni ne sait plus mesurer l’effet (comme dirait l’essayiste autrichien).
5 (Thanks, keep going !)