ANNA, « BLANDITIES ».
Les dernières images de Lituanie, entre Riga et Ainaži. Et l’étonnante révélation d’Anna, rencontrée dans le « Petit Paris », à propos de mon prénom en Letton !
Anna fut professeur de littérature française à l’Université de Riga, puis officia en sa Bibliothèque Nationale. Apercevant mon petit étendard français alors que je quitte la ville sous la canicule, elle se précipite sur moi et entame une conversation incroyable. Elle parle merveilleusement français, avec ce raffinement particulier aux personnes qui apprécient tant de parler une langue étrangère à laquelle ils se sont consacrés. Elle a un piquant accent du Morvan, presque rural, tout en parlant d’une histoire familiale de haut vol. Elle dit : « une farouche révolution ».
Son grand-père maternel, pour moitié russe, poète célébré dans les gazettes, qui attend toujours son heure de gloire, a vécu le goulag en Sibérie. Il fut d’abord le premier traducteur zélé de la grande épopée finnoise, le Kalevala, au point que le gouvernement Finlandais lui attribua la plus prestigieuse des récompenses pour un citoyen. Un geste de Lénine, lui rappelant à demi-mot que l’ambition doit être fraternelle, et non individuelle, le pousse à la refuser. C’est aussi lui qui a suggéré les couleurs du drapeau officiel de la Lettonie. Les yeux d’Anna sont clairs et saisissants comme une Baltique hivernale dans laquelle on plongerait après une longue course. Elle est blonde comme les blés que j’observe murir depuis quelques semaines. Elle est modeste, mais animée d’une fougue incommensurable. Je sens toute la passion qu’Anna met à me parler de cette haute figure familiale, et, alors que nous ne nous connaissions pas il y a deux minutes, un lien fort et intime se crée en quelques instants, tant les histoires individuelles, les mythologies personnelles mêlées aux histoires politiques et territoriales se dévoilent dans une intimité suspendue au carrefour d’un boulevard brûlant, durant une heure, entourées des immeubles dans des styles lettons dont Anna me vante toutes les singularités (quand je lui demande si ce n’est pas prussien !), au coeur de cette ville ancestrale qui affiche tant de couleurs et d’appâts esthétiques. Son grand-père s’écria un jour, en découvrant les maisonnées russes qu’il trouvait bien fragiles, « nous, nous savons bâtir une maison ! ». Et c’est vrai, j’ai remarqué en passant la frontière depuis la Lituanie, malgré la continuité architecturale traditionnelle, la maison de campagne en bois, dans son style sobre, souvent peinte de couleurs fraiches, avec un toit haut et large, a pris des dimensions plus trapues et plus imposantes.
Anna a quelque chose contre les russes. Pourtant, elle en a, du sang russe ! Peut-être est-ce dû à son père russe, dont elle me raconte qu’il disparut bien tôt de sa vie, pour ne réapparaitre que des années après, osant un voyage à Riga, et disant énigmatiquement qu’il était venu pour elle, ce qu’elle ne comprendra que plus tard. Après qu’il se fut suicidé. Dans la sueur et dans les larmes, il y a toujours quelque chose d’un peu salé. Je lui tiens l’épaule. Nous parlons tout près. Elle semble représenter l’histoire du pays, et c’est en même temps une incroyable femme de lettres en chair et en os, qui me prédit (‘tradition familiale) que le prochain grand événement politique de la région pourrait bien être la migration d’un tiers de la population du territoire vers la Russie, pourquoi pas sous l’égide de l’ONU. Oui, sur 2 millions de résidents, un tiers sont russes. Et pour Anna, ils ne cherchent absolument pas à s’intégrer, à laisser fleurir les étonnantes chimères culturelles qui s’épanouissent quand des peuples se confondent, avec leurs traditions respectives qui dialoguent et finissent par s’écrire dans une langue commune qui se renforce jusqu’à faire identité. Elle me raconte que c’est une femme présidente de la Lettonie, après la chute du mur, qui a redonné au pays les splendeurs qu’il recélait.
Cette petit femme qui sort de l’église, mais qui a célébré hier soir le solstice d’été, s’illumine lorsque je lui montre la petite réserve de myrtilles sauvages soigneusement récoltée le matin, avant de lever le camp en forêt. Il n’en faut pas plus, elle en mange avec une gourmandise qui me ravit, et me fait penser aux privations subies sous le régime soviétique, et à cette façon frappante, mais qu’il me faudra plusieurs pays pour saisir, que les magasins alimentaires ont, dans ces pays auparavant sous le joug russe, d’être cloitrés, voire dissimulés dans des locaux qui ressemblent à des maisons ou de petits entrepôts, produits présentés en vrac. Je pense aussi à la survivance des cultures qui se font dans le secret de l’alcôve, dans les ombres des monastères, où luisent doucement les dorures de l’art de l’icône, en Bulgarie, en Serbie… comme une flamme fragile derrière la fenêtre, qui survit au grand froid et fait couler sur le carreau une buée qui dissimule la scène intérieure au regard inquisiteur.
Au moment de nous quitter, elle me révèle quelque chose, peut-être une confirmation du destin. Quand je lui dis mon prénom (Blandine), elle me dit en letton : « Blandities, es blandios ! » Vagabonder, je vagabonde !
7 (Thanks, keep going !)