ASKO, Harley et Murphy (Norvège)
Asko le finlandais a une moto et un motto. Harley et Murphy. Car la devise d’Asko le rider, prononcée en toute occasion, n’est autre que la Loi de la Vexation Universelle : « Shit happens » (les gros ennuis, ça arrive). « Loi de l’emmerdement maximum », le pire est toujours certain, si quelqu’un a la possibilité de faire une erreur, soyez sûr qu’il la fera. Pour une personne qui travaille dans le nucléaire comme agent de réparation, soit c’est un leitmotiv qui le force à ne jamais baisser la garde, à prendre mille précautions, soit ses neurones optimistes sont déjà entièrement grillés par les radiations.
En fait, Asko est un inventeur, car à chacune de ses éructations de la Loi de Murphy (Edward A. Murphy Jr. : ingénieur en aéronautique du New-Jersey qui travaillait sur les systèmes critiques, et testa la résistante humaine à la décélération dans les années 40) il n’arrête pas d’ajouter : « Il y a une solution pour tout ». Il faut peu de temps pour s’apercevoir, qu’en effet, le motard est un fou d’optimisation. Dans un sisyphéen pas-de-deux à trois temps (deux en avant, un en arrière, « comment veux-tu comment veux-tu »), il cherche constamment à parer d’avance la règle coprophile qui pour lui gouverne le monde. C’est un Geo Trouvetout à la fois goguenard et plein d’astuces. Mais, si son caractère, très nord-américain sur ce point, le pousse constamment à regarder les choses sous un autre angle afin de mettre au point, de perfectionner, de maximaliser son bien-être domotique (en l’occurence, son habitacle est un siège de moto, une tente ou une cabine de contrôle où il aime arriver tôt avant les collègues), son coeur finlandais battra toujours pour que ses trouvailles soient utiles à son exploration des grands espaces, à son amour du paysage naturel, à une vie retirée dans les bois, à la cumulation de ses road-trips arctiques, à une bonne vie solitaire autant qu’entouré d’être chers. Ce qui l’apparente peut-être finalement au trappeur du grand nord canadien.
Avant de rencontrer Asko il y a quelque semaines de cela à Alta dans la foulée de Nordkapp, l’ambivalence de mes dispositions pour les motards était à la mesure de leur caractère interlope. Car le chevaucheur de deux-roues motorisé me semble parfois le rejeton illégitime de l’automobiliste ayant bouté en train avec le cycliste. Ayant renoncé à l’habitacle douillet de la voiture, il affronte sans intermédiaire les éléments comme le pratiquant de la pédale, ce qui l’oblige à s’équiper en vue de résister au vent, à la pluie, à la neige, au soleil, avec lesquels il est en contact direct et dont il ressent bien les pouvoirs. Mais, comme l’automobiliste immobile sur son moteur humide de pétrole et spectateur des effets de ceux-là sur la carlingue, il dispose de chevaux propres à le propulser en leur travers, sans grand effort physique, d’un coup d’accélérateur bien placé, d’une tenue de manette bien dosée ; ainsi s’applique-t-il, avec souplesse et élégance (il faut bien reconnaître qu’il y a un swing subtil dans la tenue de route et l’art du pilotage) chaloupe-t-il, à droite, à gauche, en montant en descendant, colle-t-il à l’asphalte, comme un diamant sur un vinyle au gré des reliefs, émettant de semblables pétarades. Parfois seul, souvent en groupe, et régulièrement, avec un passager un peu surélevé à l’arrière, qui ne cesse de m’évoquer le jeune koala, le singe ou le petit d’homme, sagement agrippés sur le dos de leurs génitrices.
Il semble avoir une conscience, une sensation, plus aiguë de son déplacement à travers son environnement que le conducteur au volant, mais il est loin de l’action auto-propulsée qui fait de la motion dans le paysage par l’agent bipédique, le marcheur-coureur-rouleur en somme, l’absolu contraire empirique de l’état du cul-moelleux, lequel regarde le paysage se mouvoir autour de lui, sans effectuation de quelque mouvement en soi initié. Une vache le verrait cependant avancer lui dans l’espace de son paysage à elle, suspendu en position assise, un pied plus allongé que l’autre, un coude sur le côté, la voiture viendrait-elle à l’invisibilité. Mais n’ajoutons pas Einstein à Murphy. La relative relativité des emmerdes est un autre vaste sujet de discussion.
Lorsque sur le départ, Asko a réalisé que j’étais retenue au camping d’Alta en attente d’une carte bancaire qui n’en finissait pas de ne pas arriver par la Poste, il m’a regardée avec son air d’ours blanc au grand coeur, l’oeil allumé, la moto chargée de la multitude des gadgets et optimisateurs maison, fort des ses démonstrations joyeuses, fatras dont il se réjouissait déjà de faire usage lors d’une randonnée prochaine dans les monts, avant de retourner au pays, bécane ornée d’un bois de renne. Il m’est destiné, il m’attend pour le jour où je reviendrai en Finlande. Dans sa hutte de bois, m’a-t-il dit au milieu des milles anecdotes aussi savantes que ses remèdes technologiques aux problèmes quotidiens qu’il est capable d’enchaîner presque logiquement en riant, entre deux ailes de poulet au curry parfaitement mijotées, savourées de façon à pouvoir observer le soleil disparaitre à l’horizon, à la minute près. Il m’a regardée en faisant signe d’approcher, et toute la tendresse et la gentillesse de ce grand homme barbu qui oublie toujours le filtre à café plein dans la machine (sans doute n’y a-t-il pas d’optimisation à le jeter, en fait le suivant peut se faire son kawa un peu clair gratuitement) pesaient plus lourd que la tonne de ferraille et d’équipement sur lequel il se contente de regarder défiler les paysages, en poussant du gros orteil dans la botte.
« – Alors, tu es là, sans argent ?
– Bah oui, tu sais bien : shit happens.
– Ok (il ouvre son porte-feuille) voilà tout ce que j’ai, considère ça comme ma contribution à ton aventure.
– Asko ?
– Yep ?
– Il y a une solution à tout ! »
Et puis, il y a des motards géniaux.
3 (Thanks, keep going !)