ANDRZEJ, « Frappez, et l’on vous ouvrira ». M 7-7.
Vendredi 10. Podlasie.
17h. Il pleut des trombes d’eau, je suis en pleine campagne, l’orage gronde, le fort vent fait la pluie et le beau temps en l’espace de quelques minutes. Je mets à l’épreuve mon équipement. Avec une veste soft-shell, un pantalon rainproof qui s’arrête à la cheville, deux couvre-sacs, on peut résister à une pluie légère pendant longtemps, mais pas à un déluge pendant 10 minutes. L’eau s’infiltre toujours quelque part. Si le nouveau pare-boue avant fait des miracles pour le dessous du chargement avant, les pieds sont vites noyés, l’eau coule derrière mon sac et ruisselle dans le dos jusque dans le pantalon.
Je glisse comme une bavure d’aquarelle à travers un minuscule village, Rosochate Kościelne, dont l’imposante église semble pouvoir accueillir tout le canton. J’avise une grande demeure qui voisine l’édifice de briques rouges (avec la fleuraison du gothique baltique, j’ai définitivement mis les pieds dans des territoires nordiques). Je frappe au carreau, derrière lequel j’aperçois le crâne d’un homme immobile. Il s’empresse d’enlever les écouteurs qu’il avait dans les oreilles, et quelques instants plus tard, apparait à la porte. La cinquantaine, pantalon gris et pull sombre, il attend que j’explique mon étrange apparition. Je demande si je peux utiliser les toilettes. Oui bien sûr. J’hésite, car je suis dégoulinante de pluie, je vais inonder le sol dès que je ferai un pas. Allez-y, allez-y ce n’est pas grave.
C’est sa salle de bain personnelle ; je suis habituée au WC des stations essence, des bars, aux toilettes publiques, mais surtout aux hautes herbes, aux arbres et aux champs. C’est étrange tout à coup d’entrer dans l’intimité quotidienne de cet homme, que je suppute d’Eglise, même si rien n’a été encore confirmé à ce sujet. Crèmes, savons, coupe-ongle, très classique. On devine que c’est une chasse-gardée masculine, elle me rappelle celle de mon grand-père maternel, veuf ; je songe à la porte grinçante et aux murs blancs de la petite pièce qui a vu l’homme vieillissant effectuer sa toilette quotidienne, ralentir et trembler, jusqu’à sa mort. Année après année, ce sont ces mêmes gestes répétés auxquels se réduisent progressivement l’activité et la densité d’une journée. Ce sont ces habitudes avec d’invisibles racines longues comme des décennies, qui ramifient jusqu’au salon où l’on attrape un journal, jusqu’à la cuisine où l’on allume la radio, jusqu’à la fourchette qui se saisit d’un met qu’on ne cuit plus aussi longtemps, ce sont ces habitudes qui constituent les fondamentaux. Bouleversez la possibilité de les effectuer dans un cadre familier, c’est tout un monde qui s’effondre, il n’y a plus guère d’adaptation. Je me vois dans son miroir. J’imagine qu’on n’a pas besoin de rampe dans la baignoire quand les cheveux blanchissent et qu’on se lave à la rivière. Et pourtant, même dans le nomadisme, les habitudes font racines.
En sortant, je n’ose évoquer directement le subtile « Comment chier dans les bois », chose qui constitue pourtant un point d’expérience et une façon d’hédonisme au grand air qui ponctue régulièrement une vie sauvage (avec une conscience écologique). Ni même « On bullshit » par Harry Frankfurt, dont les investigations philosophiques en matière de vérité et de mensonge pourraient constituer une approche plus cérébrale de la « connerie », car je n’en ai pas le temps.
J’ai remarqué qu’en arrivant quelque part où il y a du monde, si je laisse le footbike en évidence, vais vaquer ailleurs puis réapparais, les gens ont eu le temps de regarder tranquillement de près, d’amorcer intérieurement quelques questions. C’est le moment où s’est effectué une sorte de tri : un petit nombre s’en fiche complètement, la majorité a regardé avec insistance et a fait parfois le lien avec moi tout en poursuivant ses activités, un petit nombre décide d’établir une communication, et la dernière catégorie de personnes est poussée à faire quelque chose pour moi, parfois avant même d’avoir eu des explications*.
Mon hôte, le temps de ma disparition, paraît s’être animé des meilleures intentions. C’est comme s’il m’ouvrait la porte une seconde fois. Son visage a changé. Il me fait signe d’aller plus avant dans la demeure, dans une sorte de salle à manger : une grande table garnie de fruits, de pâtisseries, de boissons, de couverts. Est-ce un centre pour séminaires ici ? Non, je suis prêtre, j’habite ici, me fait-il comprendre. Tout cela c’est donc pour vous ? Oui. En mon for intérieur, je ne peux m’empêcher de sourire : l’Eglise se porte bien en Pologne ! Depuis ma rencontre avec les fous de vélos d’Onill, je sais que le gouvernement en place est catholique et conservateur. Je songe à l’anti-cléricalisme français**.
Il me propose un thé, fait rapidement coulisser la porte de la cuisine en s’adressant à une femme visiblement chargée de l’intendance. Je remarque à présent les détails de l’endroit. Crucifix, portrait de l’oecuménique Jean-Paul II (Polonais). Il m’invite vivement à m’emparer de gâteaux et douceurs locales, de l’énergie, dit-il, pour l’effort, et qui sont, il est vrai, très appétissants. Je me contente pourtant d’une pomme, en faisant vaguement allusion à Eve et au Jardin. Par crainte d’abîmer le fauteuil en velour (je suis toujours aussi trempée), voilà que je descends mon pantalon de pluie à hauteur de genoux. A-t-il cru un instant que je me déshabillais pour illustrer quelque extrait de la Genèse ? Curé de campagne, il semble exactement comme son homologue psychologue des temps modernes, prêt à tout entendre avec un sourire patient.
Andrzej, assis en face de moi, me regarde manger le fruit. Il parle peu anglais, je ne parle pas polonais. Nous parvenons à échanger l’essentiel. Je sens que la scène a été écrite, jouée, mille fois, dans les mythes et les coutumes. Comme si nous touchions au coeur de l’humain. Quelqu’un ouvre la porte à un/e inconnu/e qui cherche refuge, au coeur d’une tempête. Il lui offre une part de ce qu’il possède. L’étrange visiteur suscite l’étonnement, surgi/e de nulle part, avec une drôle de monture, et il/elle a 33 ans. « L’âge du Christ… » me dit-il. Oui, d’Alexandre aussi plaisantait-on en Grèce. De Balavoine, Eva Peron et William Burroughs. « Puis ils sont tous morts » ! Enfin, il y en a un, on ne sait pas trop, de folles rumeurs courent à ce sujet. Je me sens chez moi, je débite ma pomme au couteau comme je le fais plusieurs fois par jour, sur le bord de la route. Je mâche. Pas besoin d’en dire beaucoup, de parler la même langue.
– « Le sourire suffit » dit Andrzej, les yeux remplis de bienveillance et d’étonnement.
– « Le regard aussi » répondis-je, « c’est à cause de Babel ». Je tâche de m’adapter à mon bienfaiteur.
– « Comme l’Europe », renvoie-t-il sur un ton problématique. (J’ai dit mon tour d’Europe un peu plus tôt). Il tâche de s’adapter à son invitée.
– « C’est vrai. Mais pareillement, il y a des héritages communs non ? La matrice de nos représentations a émergé en Asie Centrale, nous sommes des fratries d’indo-européens et de finno-ougriens, de nos mythes jusque dans nos institutions (Dumézil, Benveniste…). Alors, aujourd’hui pour l’Europe, faut-il creuser sous la tour à la recherche d’anciennes fondations, ou briqueter un nouveau récit commun ?
– Sourire.
– Chom chomp.
Il célèbrera la messe à 19h30, comme tous les jours, pour le village de 200 habitants. Il n’est pas d’ici, on lui a attribué la charge de cette paroisse. Il y officie avec ce qu’il appelle un « abjurator », c’est ce que j’entends, qui habite ici, ils sont deux.
J’ai fini ma pomme. Je me lève, remonte mon pantalon de pluie qui m’empêchait de marcher. Nous échangeons nos prénoms. Andrzej, Blandine. Je parle des premiers catholiques, troubles à l’ordre public, des anarchistes, ça c’était intéressant ! Je ne suis pas croyante et sûrement allergique au dogme, mais je pense que la dimension individualiste que le christianisme a apportée a du bon, qu’elle est réaliste et évite le piège de la vision progressiste : ce qui fait du bien au système mais pas aux individus.
Quand nous réouvrons la porte, le soleil est de retour, radieux, il y a cette odeur de terre et d’herbe après la pluie battante. Les oiseaux qu’on entend mieux.
Dans le miroir de la salle de bain, je ne sais pas qui j’ai vu. Quand nous nous disons adieu, nous savons tous les deux qui est l’autre.
* Qu’est-ce qui déclenche cette soudaine envie de faire un geste, de se montrer solidaire, d’offrir quelque chose ? Dans le don, il y a une contre-partie symbolique gratifiante (et un contre-don dans le cadre anthropologique du « donner-recevoir-rendre » maussien), on gagne une qualité de bienfaiteur, cela renforce la position sociale et l’assise narcissique, dans un cercle vertueux pour l’individu comme pour l’espèce. En plus d’une contribution à la pérennité du corps social, il y a un échange immédiat entre sujets, peut-être échange-t-on l’assurance d’un commun incarné, un système de croyances partagées qui donne une valeur univoque au geste, lequel, au-delà de la récompense personnelle de l’agent, vient aussi dire : tout en étant uniques nous sommes semblables. Le voyage en Europe au 21 siècle continue de montrer une constance de l’altruisme, dans un degré de spontanéité plus ou moins grand envers l’étranger selon les géo-cultures (Grèce et Turquie ont été le summum), c’est chose classique. L’on sait que l’entraide est prévalente dans le restant du règne du vivant (Koproktine), où la coopération s’inscrit dans le même cadre évolutionniste (travail d’équipe dans une biocénose). Chose moins classique, on voit parfois, chez des animaux non dotés des mondes symboliques qui concourent à l’effet de civilisation, une sorte d’altruisme contre-instinctif : des exemples d’entraide sans contrepartie sociale ou évolutives (jusqu’à preuve du contraire), entre espèces différentes (chiens volant au secours de chats ou enfants, hippopotame sauvant un gnou d’un crocodile, etc). Ce qui est plus curieux et moins attendu. N’est-ce pas ce qui semble faire cruellement défaut à la civilisation globale, et parait bien plus difficile à pratiquer : qu’hors du cadre établi de la solidarité « programmée » entre pairs, elle sache prendre soin de façon aujourd’hui contre-intuitive de ce que la Modernité a bien souvent relégué au statut d’essentiellement autre et inférieur, l’animal ? On pourra ajouter qu’en fait, le souci de la biodiversité et de l’animal est bénéfique à la survie de notre espèce…
** Les Lumières et les révolutionnaires avaient sans doute raison de pourfendre le faste de Rome, empêtrée dans les rets du temporel pour faire universalisme. Quand les puissants ont assis leur absolutisme sur l’opportune justification « naturelle » divine, qui légitime toute violence d’Etat, ne fut-ce pas un moment où la religion abrahamique s’est fait cannibaliser, elle qui illustre si baroquement la réthorique vampiriste (on boit le sang et on mange le corps d’un homme-dieu): la théologie se plait à soutenir l’asservissement de la philosophie à ses fins – philosophia ancilla theologiae – mais que n’a-t-elle elle-même perdu en puissance d’anarchie et de subversion en se mirant dans les chandeliers en argent des princes ! Quel fut le funeste gain de la collusion avec le pouvoir politique, un pouvoir de contrôle social taillé pour les grands empires ?
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