Ingolstadt, ou le voyage anti-moderne à la Mary Shelley.
A la veille de partir de nombreux mois en solitaire sur les routes, alors que j’ai laissé une bonne partie des paramètres ouverts et posé de simples jalons propices à l’improvisation, que je ne sais si j’aurai les moyens physiques et matériels de boucler ce tour d’Europe en footbike, j’ai cependant une certitude.
La quête qui me pousse à l’aventure est et sera jalonnée de moments forts, dont je tâcherai de ne pas oublier la capacité à éclairer, à indiquer de quelle façon arpenter le chemin. Il y a une évidence simple de tels moments et de tels phares allumés à l’horizon, passé et futur. J’ai donc envie de placer ce début de piste sous le signe de la note rédigée à Ingolstadt un 23 Août, durant mon périple Nantes-Budapest. Ce fût le jour le plus dense et le plus pleinement vécu, où tout parut s’imbriquer et faire sens avec cette évidence passagère nécessaire à l’éthique, au moment de faire un pas (entrer en action) :
J23- INGOLSTADT, ou le voyage anti-moderne à la Mary Shelley. Note sur un périple anarchiste en cours de route.
// Précision : anarchiste ne signifiera pas (et signifie rarement) un monde sans ordre ni loi, mais des mondes qui ne se soutiennent pas d’une structure d’état ou d’une logique de multinationale pour s’ordonner et s’agencer. Une terre où l’élaboration et la justice de ces mondes incombent à de nombreux groupes d’individus aux courts réseaux, plutôt qu’à quelques individus aux longs réseaux. Une éthique sauvage de la vie civilisée. //
Nous sommes dimanche 23 août, et je suis au coeur de la Bavière, en la ville d’Ingol, où j’ai laissé pour la journée le footbike au garage, après 1700 km poussés à travers France, Suisse et Allemagne. C’est un peu par hasard que je m’arrête ici ; pause dictée par ce moyen particulier et le rythme du voyage, ainsi que par le souvenir émergent de la lecture du Frankenstein de M. Shelley (1818), dont le téméraire docteur élabore une science moderne à ses dépens, en l’une de ces capitales régionales et historiques : Ingolstadt.
Je voyage seule, avec le strict nécessaire, en trottinette au moyen de mon énergie, dormant dans les champs et forêts, sous un toit parfois dans les grandes villes, tâchant de vivre de peu. Ce n’est pas une lubie temporaire et flottante, j’ai mis toutes mes économies dans ce projet, et arrêté mon travail de graphiste indépendante. C’est une façon de chercher comment bien vivre et comment bien agir, depuis la partie du monde où je suis née, et si possible avec mes semblables. Décidée donc à explorer une forme d’aventure élémentaire, minimale et solidaire, à expérimenter les points de rencontre possibles entre le parcours initiatique et la mobilisation publique pour des causes essentielles. Une forme d’expérience que n’aurait pu faire le voyageur d’il y a deux siècles, sauf à publier en feuilleton au journal, à un rythme bien différent, et sans retours immédiats. Si je défends une façon alternative (au tourisme, au séjour, à la voiture, à l’avion, à la consummation du produit culturel) de découvrir le monde, elle n’est cependant pas hors-temps, elle utilise aussi les artefacts et moyens techniques propres à mon époque, folle de communication désincarnée (c’est ainsi que cette note est rédigée sur un téléphone, après avoir jeté un plan sur papier).
Je n’ai pas encore tiré les leçons d’éthique et les conclusions qui me seront propres sur cet étrange mélange des genres, en regard des fins que je visais, mais j’ai songé, de mémoire et depuis deux jours, à ce que le Frankenstein de Mary Shelley me disait, et pourquoi cette étape devient un symbole fort, une ponctuation personnelle à ce moment du défi.
Voici ce qui m’est venu en m’acharnant sur la route, et que je synthétise, à Ingolstadt, sur la Parade Platz, par un jour de soleil et de vent, assise en terrasse d’un café trouvé en déambulant, au doux nom de Tagtraum : « rêve éveillé », « rêverie » !
1 – Idée générale : Shelley ou le voyageur anarchiste.
Il m’a semblé qu’à la lecture profane dont j’avais souvenir du Frankenstein comme critique de la démesure scientifique, fable anti-moderne romantique, l’on pouvait adjoindre une véritable typologie dialectique du voyageur. Et que Shelley nous offrait même une figure de remède au verrouillage de la question des identités, de la nature des choses et des formes de vie et d’agir par les discours savants (qu’on parle de nations, d’individus, de monde, de l’Autre, du vivre ensemble) : le Monstre sans nom arpenteur de territoires, celui qui veut profondément être (plus) humain, élabore son humanité enrichie au travers du périple, de l’observation et des rencontres immédiates. Formation de soi non exempte d’une certaine violence émancipatrice… En miroir de la violence initiale du docteur-créateur. Mais portée à la littérature par un récit écrit par une femme : c’était là un roman anarchiste, féministe et incroyablement éthique que je découvrais…
2 – Lecture habituelle : la science moderne victime de sa démesure.
Un court résumé dit bien comment souvent l’on se souvient du livre : un savant obsédé (Frankenstein) donne vie à une créature fabriquée de toute pièce. Devant l’horreur de son oeuvre, il s’enfuit en laissant la créature livrée à elle-même. Celle-ci s’aventure alors à travers le monde d’où elle est généralement chassée, jusqu’à se tapir non loin d’une famille qu’elle observe, le temps d’apprendre à parler, à lire, à se cultiver. Repoussée à nouveau, la créature retrouve Frankenstein et lui demande une compagne. Lorsque celui-ci refuse elle promet de décimer sa famille, ce qu’elle fait, jusqu’au trépas du docteur même.
Morale habituelle : la démesure prométhéenne de la science moderne se retournera contre la civilisation et n’est pas une façon de faire progresser le monde.
3 – Autre lecture : une typologie des voyageurs . Deux périples en tension.
Je me rappelai alors que le roman est traversé par des récits de protagonistes se déplaçant. Explorant, cherchant, fuyant, traquant, défrichant, se cachant, allant à la rencontre de… Et je crois que c’est dans la nature de ces déplacements que se tiennent les discrètes mais profondes leçons de Mary Shelley.
Le savant fuit l’altérité radicale qu’il a créée à partir de l’inanimé, en travaillant seul au laboratoire sur les lois du vivant et du mort, autrement dit, en fantasmant un autre et en le façonnant selon ses propres lois, auquel il tente d’ajouter un contrôle absolu post-naissance ! Son périple est celui d’un homme qui a peur de l’Autre qu’il s’est créé/fabriqué pour le contrôler, à partir de morceaux d’autres.
D’un autre côté, une créature sans nom qui parcourt le monde et tente désespérément de devenir absolument humaine en observant et s’imprégnant de civilisation. Avec un passage clé de vie frugale et discrète, dans un petit abri, à observer la vie quotidienne d’une famille qu’il envie, à lire, et l’échange entre pairs avec le père aveugle. Son périple est celui de l’aventurier en quête de réponses, une forme de roman d’apprentissage où le héros apprend l’Autre en rencontrant les autres.
Deux voyageurs donc, deux rapports à l’autre, chaque fois fantasmé et envié, pour une seule réponse éthique à la question des origines, du socle, de l’habiter et de l’agir : la dialectique des identités est violente, mais elle devrait s’inscrire dans la juste recherche de l’humanité semblable chez l’autre au-delà de l’altérité première, et dans le cadre des fantasmes réciproques, ou en les traversant, afin de devenir cet animal humain (une réponse partagée par les deux voyageurs qui veulent soit faire famille, soit la protéger), capable de générer des liens et du sens, dans la justesse et la mesure.
04 – En conclusion, à vous, à nous : soyons tous cette bête, ce monstre anarchiste !
En outrepassant la tentative nihiliste de législation totale du vivant de Victor Frankenstein, la créature devient créateur d’humanité et de mondes possibles, c’est la leçon anarchiste du monstre voyageur.
Il m’est arrivé de me demander en traversant la Bavière en footbike ce que je ferais si je rencontrais la créature. Et puis je me suis sentie, reconnue être cette chose animée de vie, traversant la plaine grasse d’herbes au pied levé, cherchant à l’abri des regards un emplacement où dormir, observant la lune et les étoiles en me réveillant soudainement en pleine nuit, aimant ma solitude d’émancipée mais cherchant aussi sans cesse le contact des semblables, des réponses pratique à la finitude humaine, curieuse de lire, de parler, de comprendre d’autres langues, d’autres configurations, d’autres idées, souhaitant vivre simplement, heureusement, comme chacun, mais sans l’injuste violence d’un système-monde en pilote automatique qui brevète, réduit et régit l’ensemble du vivant dont nous sommes, dans le seul but d’amasser toujours plus (pauvreté pourtant infinie de cette logique), quand il faudrait inventer, donner vie, créer l’infinité des espaces, des rapports et des choses que chacun d’entre nous est susceptible d’imaginer, de mettre en oeuvre.
On ne modifie pas la trajectoire d’une planète-vaisseau seul. Beaucoup agissent, vivent, échangent déjà pour qu’une vie bonne soit possible. Mais ce n’est pas assez, à l’évidence !
C’est pourquoi je vous invite à être plus nombreux encore, à expérimenter ce type de voyage, à inventer votre voyage, votre action, devenons bêtes et monstres, peuplons les chemins de campagnes et les sous-bois de nos hululements, les montagnes, les villes de nos rires sans limite, déployés comme de joyeux remèdes à la tristesse des faux-semblants et des alternatives toute préfabriquées, creusons et vivons dans un trou aux abord d’un village, dans une hutte au-dessus des champs, sous la mousse au plus profond des bois, ou bien rapportons tout cela en ville, dans une maison rudimentaire au coeur du hameau, pistons pour les rencontrer les êtres qui peuplent nos territoires, cherchons l’habitant qui ne parle pas comme nous, apprenons à parler comme lui, ne disons plus oui peut-être demain, commençons, continuons tout de suite à se réapproprier nos langages, nos cultures, nos savoirs-faire, nos famille, nos groupes, nos communs, loin, si loin, très loin du plaisir illusoire des objets qui se consument, des injonctions mollissantes, des assignations à résidence de concepts morts, ne croyons plus qu’il faille en passer par ici ou bien par là quand il s’agit du même chemin tout tracé, songeons à ce que nous voudrions vraiment faire, à ce qui nous fait vraiment rêver, et faisons-le alors, là, tout de suite, maintenant, soyons ensemble créateurs responsables de nos trajectoires, de nos mondes et de nos vies !
7 (Thanks, keep going !)